CONCERTO

Interview fictive de Francis Poulenc

Corinne Schneider : Vous avez l’air contrarié depuis mon arrivée et vous n’avez pas répondu à mes trois premières questions. Cela me surprend, d’autant que vous avez si aimablement répondu à ma sollicitation pour cet entretien.
 
Francis Poulenc : L’autre semaine, un journaliste me téléphone du hall de mon hôtel. Je lui dis de monter. À peine entré dans ma chambre, il me déclare, sans préambule, que depuis Hugo Wolf, on n’a jamais écrit de plus belles mélodies que les miennes, que Schumann m’aurait admiré, Schubert adoré, que j’ai le sens humain de Moussorgski, etc. Je suffoque, j’étouffe, je jette du lest. Très vite j’insinue qu’hélas, ma sonate de violon n’est pas la Sonate à Kreutzer, que je n’aurai jamais le sens du quatuor à cordes, que et que et que… Résultat : dans une interview parue ce matin, je lis à peu près ceci : « Avec une modestie charmante, Francis Poulenc nous avoue qu’en dehors de ses mélodies, sa musique ne vaut pas tripette. »
 
Corinne Schneider : Voilà qui explique votre méfiance… Mais soyez rassuré, nous ne publierons rien dans la brochure de saison qui ne soit relu par vous. Et pour vous mettre totalement à l’aise, je vous laisse prendre la main pour engager notre discussion sur les sujets qui vous préoccupent en ce moment.
 
Francis Poulenc : Quand j’aurai dit à vos lecteurs :
1) que mon « canon », c’est l’instinct ;
2) que je n’ai pas de principes et que je m’en vante ;
3) que, Dieu merci ! je n’ai aucun système d’écriture (système équivalant pour moi à « trucs ») ;
4) que l’inspiration est une chose si mystérieuse qu’il vaut mieux ne pas l’expliquer; croyez-vous qu’ils seront transportés d’intérêt ? J’en doute.

Corinne Schneider : Parlez-nous alors de votre rythme de travail ?
 
Francis Poulenc : Je ne travaille pas régulièrement. Parfois, je reste un mois sans rien faire… Mais l’air de la campagne m’est bien plus favorable que celui de Paris. Je consacre toutes mes matinées à la composition : je prépare mon sujet, je fais des esquisses, des ébauches, et je ne m’arrête de raturer que quand tout devient clair. Chaque œuvre m’intéresse par le problème esthétique qu’elle pose…
 
Corinne Schneider: Comment écouter le Concerto pour deux pianos que vous avez composé en 1932 et qui va être interprété au cours de cette saison de l’Orchestre national d’Île-de-France par le Geister Duo ?
 
Francis Poulenc : Avec ses oreilles. La musique est faite pour les oreilles, comme la peinture pour les yeux. Je ne dispose d’aucune autre recette. C’est une œuvre brillante et bien sonnante. J’accorde à cette œuvre une place prépondérante dans ma littérature pianistique, pas tellement pour son intrinsèque valeur musicale que pour sa réussite instrumentale. Il est indiscutable, par exemple, que mon Concerto pour orgue est d’une beaucoup plus grande densité musicale. Dans le Larghetto du Concerto pour deux pianos, je me suis permis, pour le thème initial, un retour à Mozart parce que j’ai le culte de la ligne mélodique, et que je préfère Mozart à tous les autres musiciens. Si cela commence alla Mozart, cela ne tarde pas d’ailleurs à bifurquer, dès la réponse du second piano vers un style qui m’était plus familier à l’époque.

Corinne Schneider : Parlez-nous justement de votre style. Lorsqu’on évoque les années 1930, on pense aujourd’hui à la fois à la modernité et au néo-classicisme. Quel rapport entretenez-vous avec ces deux tendances ?
 
Francis Poulenc : D’aucuns recherchent l’accord rare, l’harmonie précieuse, le système nouveau. Je ne suis pas de ceux-là – je n’en tire ni honte, ni gloire – je constate simplement un fait : il y a des musiciens qui ont créé leur syntaxe, d’autres ont assemblé dans un ordre nouveau des éléments déjà connus, voilà tout. Si je ne craignais d’avancer des exemples illustres dans une interview qui me concerne, je citerais : Wagner, Debussy, Ravel, Stravinski, Schoenberg, dans la première catégorie ; pour les autres : Haydn, Schubert, Liszt, Mozart, surtout Mozart. À notre époque, où l’on veut du neuf à tout prix, le goût du système s’est introduit aussi bien en peinture qu’en musique avec une rigueur qui menace de devenir promptement caduque. On a rendu nos oreilles tonales ou atonales, rythmiques ou eurythmiques, à tel point qu’on entend une musique à l’exclusion d’une autre !


Corinne Schneider : En « assemblant dans un ordre nouveau des éléments déjà connus », ne craignez-vous pas de composer une musique commune ou « banale » ?
 
Francis Poulenc : J’admire sans réserve cette phrase de Picasso : « L’artiste véritablement original c’est celui qui n’arrive jamais à copier exactement ». Avoir peur du déjà entendu est bien souvent la preuve de l’impuissance. J’ai pris depuis longtemps mon parti de mettre dans le même sac l’harmonie rare et la cadence vulgaire. On ne peut pas se nourrir éternellement d’ailerons de requins, de nids d’hirondelles, de laitances de carpes et de confiture de rose… Je hais également la cuisine synthétique, le parfum synthétique, l’art synthétique – je veux de l’ail dans mon gigot, un vrai parfum de rose, une musique qui dise bien ce qu’elle veut, même si elle doit parler gras. Je loue la banalité, eh « oui pourquoi pas », si elle est voulue, sentie, truculente, et non pas une preuve de déficience.
 
Corinne Schneider : On vous entend souvent parler de musique à l’occasion d’émissions radiophoniques. Accepteriez-vous d’écrire pour ONDIF MAG, le nouveau magazine en ligne de l’Orchestre national d’Île-de-France ?
 
Francis Poulenc : Prendre la plume n’est pas mon fort sinon pour composer de la musique. Je n’écris pas bien sur les sujets musicaux, étant enclin comme compositeur à une partialité qui touche à l’aveuglement. Si je vous écris un article sur la musique, ce sera cet hiver, arborant un col rigide et un professoral veston boutonné. En attendant, vous en serez d’accord, si nous ne profitons pas du soleil et des rires pendant les mois d’été nous serons dans un triste état quand la neige et la pluie nous confineront à la maison.
 
 
Les propos de Francis Poulenc sont extraits de ses textes et entretiens, réunis, présentés et annotés par Nicolas Southon : Francis Poulenc, J’écris ce qui me chante (Paris, Fayard, 2011)


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