Corinne Schneider : Les musiciens de l’Orchestre national d’Île-de-France vont interpréter votre Symphonie fantastique. Pouvez-vous revenir sur la composition de cette œuvre aujourd’hui devenue emblématique du romantisme ?
Hector Berlioz : J’écrivis ma Symphonie fantastique avec beaucoup de peine pour certaines pages, avec une facilité incroyable pour d’autres. Ainsi l’adagio (Scène aux champs), qui impressionne toujours si vivement le public et moi-même, me fatigua pendant plus de trois semaines ; je l’abandonnai et le repris deux ou trois fois. La Marche au supplice, au contraire, fut écrite en une nuit. J’ai néanmoins beaucoup retouché ces deux morceaux et tous les autres du même ouvrage pendant plusieurs années.
Corinne Schneider : Quel souvenir gardez-vous de la création de cette œuvre sous la direction de François-Antoine Habeneck, le 5 décembre 1830, au Conservatoire de Paris ?
Hector Berlioz : L’exécution ne fut pas irréprochable sans doute, ce n’était pas avec deux répétitions seulement qu’on pouvait en obtenir une parfaite pour des œuvres aussi compliquées. L’ensemble toutefois fut suffisant pour en laisser apercevoir les traits principaux. Trois morceaux de la symphonie, Le Bal, La Marche au supplice et le Sabbat, firent une grande sensation. La Marche au supplice surtout bouleversa la salle. La Scène aux champs ne produisit aucun effet. Je pris aussitôt la résolution de la réécrire et Ferdinand Hiller, qui était alors à Paris, me donna à cet égard d’excellents conseils dont j’ai tâché de profiter. Franz Liszt assista à ce concert où il se fit remarquer de tout l’auditoire par ses applaudissements et ses enthousiastes démonstrations.
Corinne Schneider : Je suis curieuse de savoir quelle fût la position des critiques musicaux de l’époque en découvrant une partition en de nombreux endroits aussi nouvelle.
Hector Berlioz : Quelques jours après, les aristarques de la presse se prononcèrent, les uns pour, les autres contre moi, avec passion. Mais les reproches que me faisait la critique hostile tombaient presque tous à faux. Ils s’adressaient à des idées absurdes qu’on me supposait et que je n’eus jamais. Au reste, je dois l’avouer, mes partisans m’ont aussi bien souvent attribué des intentions que je n’ai jamais eues, et parfaitement ridicules. Ce que la critique française a dépensé, depuis cette époque, à exalter ou à déchirer mes œuvres, de non-sens, de folies, de systèmes extravagants, de sottise et d’aveuglement, passe toute croyance. Tout ce qu’il y avait alors à Paris de jeunes gens doués d’un peu de culture musicale et de sixième sens qu’on nomme le sens artistique, musiciens ou non, me comprenait mieux et plus vite que ces froids prosateurs pleins de vanité et d’une ignorance prétentieuse.
Corinne Schneider : Qu’est-ce qui vous distingue vous, les compositeurs romantiques, de vos prédécesseurs ?
Hector Berlioz : La musique instrumentale des anciens auteurs semble n’avoir eu d’autre but que de plaire à l’oreille ou d’intéresser l’esprit ; de même aussi les cantilènes italiennes modernes produisent une sorte d’émotion voluptueuse à laquelle le cœur ni l’imagination n’ont point de part ; mais dans les compositions de Beethoven et de Weber, on reconnaît une pensée poétique qui se manifeste partout. C’est la musique livrée à elle-même, sans le secours de la parole pour en préciser l’expression ; son langage devient alors extrêmement vague et par là même acquiert encore plus de puissance sur les êtres doués d’imagination. Comme les objets entrevus dans l’obscurité, ses tableaux grandissent, ses forment deviennent plus indécises, plus vaporeuses ; le compositeur romantique donne à ses mélodies beaucoup plus d’action et de variété ; il peut écrire les phrases les plus originales, les plus bizarres même. De là les effets extraordinaires, les sensations étranges, les émotions inexprimables que produisent les symphonies, ouvertures, quatuors, sonates de Weber et Beethoven.
Corinne Schneider : Déjà à 26 ans, vous donniez cette définition dans un article important publié dans Le Correspondant (22 octobre 1830) : « La musique est l’art d’émouvoir par des sons les êtres sensibles, intelligents, instruits et doués d’imagination ».
Hector Berlioz : Ce n’est qu’en la supposant capable d’atteindre un but aussi élevé, que la musique peut être considérée comme un art ; envisagée sous tout autre point de vue, elle n’est plus qu’un bruit agissant avec plus ou moins de force sur l’organisation des êtres animés. En effet, le roulement de tonnerre, le bruit du canon, le son des cloches, des tambours, le chant des oiseaux, le murmure des vents, des eaux, des bois, etc., émeuvent de diverses manières, mais non point musicalement ; toutes ces différentes sensations ne sont pas plus de la musique que l’arc-en-ciel n’est de la peinture.
Corinne Schneider : Et aujourd’hui, comment définiriez-vous le romantisme ?
Hector Berlioz : Les compositeurs romantiques ont écrit sur leur bannière : « Inspiration libre ». Ils ne prohibent rien, tout ce qui peut être du domaine musical est par eux employé. Cette phrase de Victor Hugo est leur devise : « L’art n’a que faire de menottes, de lisières et de bâillons, il dit à l’homme de génie : Va ! et le lâche dans ce grand jardin de poésie où il n’y a pas de fruit défendu » [Les Orientales, préface de janvier 1829].
Les propos de Hector Berlioz sont extraits de ses Critiques musicales (Volume 1, 1823-1834), Paris, Buchet/Chastel, 1996) et de ses Mémoires (Paris, Flammarion, 1991)